Là où l’ennemi se terre avant de nous frapper

Puisqu’il est bien entendu que les terroristes se réclament de l’Islam, se pose inévitablement la question du nombre de musulmans qui vivent parmi nous. Las, ce type de statistiques étant illégales [1], on ne dispose pas de chiffres précis et, en l’absence de données officielles, l’estimation du nombre d’adeptes de l’Islam devient malheureusement une affaire de perception — et parfois même d’imagination — ce qui, par les temps qui courent, conduit nos compatriotes à le surestimer massivement.

Quand, en 2014, l’institut Ipsos MORI demandait à un panel de français d’estimer la proportion de musulmans dans la population totale [2], la réponse moyenne était de 31% ; soit, juste pour vous donner une idée, environ deux fois et demi l’estimation du Front National (8 millions, soit un peu plus de 12%). Sur les 14 pays dans lesquels cette étude a été menée, c’est nous qui surestimons le plus ce chiffre ; nos voisins belges arrivent en deuxième position et sont suivis des canadiens.

L’Islam, combien de bataillon ?

Avant de se lancer dans des estimations, il faut se mettre d’accord sur ce que l’on entend par « musulman ». De façons très schématique, on peut distinguer deux groupes : celles et ceux je vais appeler les musulmans « actifs », c’est-à-dire les individus qui se réclament de l’Islam au sens religieux du terme et, par opposition, les musulmans « passifs », c’est-à-dire les gens issus d’une famille de tradition musulmane mais qui ne s’estiment pas eux-mêmes musulmans. Évidemment, ces deux cercles ne sont pas concentriques puisque les musulmans actifs compteraient dans leurs rangs, selon l’Ined et l’Insee, entre 70 000 et 110 000 convertis qui, par définition, ne sont pas issus de familles musulmanes.

Si l’on retient l’ensemble de ces deux groupes, c’est-à-dire la « communauté musulmane » au sens large, les différentes estimations qui circulent évoquent entre 6 et 9 millions d’individus [3] — d’où, sans doute, les 8 millions de musulmans du Front National.

Mais si l’on se concentre sur les musulmans actifs, celles et ceux qui se revendiquent de l’Islam (y-compris les convertis), le travail le plus sérieux réalisé à ma connaissance est celui de Patrick Simon et Vincent Tiberj [4] qui, en extrapolant les résultats d’une étude qu’ils avaient réalisé pour Ined et Insee en 2010 [5], estimaient que la France comptait entre 4 et 4.3 millions de fidèles. De façon assez intéressante, le chiffre de 4 millions correspond aussi au haut de la fourchette estimée, en utilisant d’autres méthodes, par Jean-Paul Gourévitch. Bref, si par « musulmans » vous entendez celles et ceux qui se définissent comme des fidèles de l’Islam, le chiffre de 4 millions d’individus — soit 6.2% de la population française — semble une estimation tout à fait raisonnable.

Vérifiez vos biais

Si ce chiffre vous étonne, il n’est pas peut-être inutile de corriger quelques biais. D’abord, si vous vivez en Seine-Saint-Denis, il est très vraisemblable que ce chiffre de 6.2% vous semble très inférieur à la réalité. En vous avez raison : il se trouve que la population musulmane est géographiquement très concentrée — principalement dans les zones urbaines, en région parisienne, autour de Lyon et dans le sud-est — et qu’en Seine-Saint-Denis, effectivement, il y a beaucoup plus de musulmans qu’ailleurs et que dans tout l’ouest du pays notamment.

Ensuite, ce n’est pas parce que quelqu’un a vaguement l’air « arabe » ou « africain » qu’il est nécessairement musulman. Outre les très nombreux magrébins, immigrés de seconde ou troisième génération, pour qui l’Islam n’est rien d’autre qu’une vieille tradition familiale, êtes-vous certains de savoir distinguer un libanais maronite d’un libanais musulman ? Tenez-vous compte du fait que l’écrasante majorité (plus de 90%) des immigrés qui nous viennent d’Afrique guinéenne ou centrale est chrétienne ou athée ?

Enfin, viennent tous les biais cognitifs classiques : l’Islam étant — pour des raisons parfaitement légitimes — au cœur de l’actualité, nous avons naturellement tendance à remarquer des choses qui, en temps normal, nous paraitraient parfaitement anodines et ce, d’autant plus si vous êtes convaincu par la thèse du « grand remplacement » (ça s’appelle un biais de confirmation). Ajoutez à ça la tendance de notre sphère politico-médiatique à monter en épingle la moindre anecdote liée à un sujet à la mode, et vous finissez par avoir une vision totalement biaisée de la réalité.

Le bon grain et l’ivraie

Et quand on dit 4 millions de croyants, encore faut-il détailler les différentes réalités que ça recouvre. La dernière enquête de l’Ifop [6] sur ce thème est particulièrement instructive puisqu’elle nous apprend, entre autre, que pas moins de 45% des croyants ne s’estiment pas pratiquants et que, même parmi celles et ceux qui se disent pratiquants, le « niveau » de pratique varie substantiellement. Typiquement, 68% des pratiquantes déclarent ne jamais porter de voile et près de 30% d’entre-elles accepteraient sans difficulté que leur fille épouse un non-musulmans [7].

Tout confondus et en rajoutant les convertis, le chiffre de 3 millions de pratiquants n’est sans doute pas très loin de la réalité. Encore faut-il savoir combien, parmi ceux-là, souscrivent à une interprétation rigoriste, littérale ou radicale de l’Islam c’est-à-dire les fameux salafistes. D’après Samir Amghar, docteur en sociologie à l’EHESS, les renseignements généraux estiment que les salafistes sont entre 12 000 et 15 000 en France [8]. Évidemment, ça fait beaucoup de gens mais rapporté à nos 3 millions de pratiquants, ça ne pèse guère plus de 0.4% à 0.5%. On est donc assez loin d’une majorité.

Or, au chapitre des idées reçues qu’il convient de rappeler que tous les salafistes, loin de là, ne sont pas des candidats au jihad. La plupart de ceux qui vivent en France, en réalité, appartiennent au mouvement dit quiétiste c’est-à-dire qu’ils pratiquent un Islam très rigoriste mais non-violent et sont même les premiers à s’opposer aux djihadistes. Les sbires d’al-Qaïda et de l’État Islamique sont une infime minorité ; le chiffre de 5 000 qui circule habituellement n’est probablement qu’un ordre de grandeur qui inclue les quelques 2 000 imbéciles partis en Irak et en Syrie.

Alors évidemment, 5 000 terroristes potentiels, c’est à la fois beaucoup quand on constate les dégâts commis par un seul d’entre eux à Nice et très peu : quelque chose comme 0.1% des 4 millions de musulmans actifs et 0.06% de la communauté musulmane au sens large ; autant dire une aiguille dans une botte de foin. Mais là où les choses deviennent encore plus compliquées, c’est quand on prend en compte l’évolution qu’a connu le profil de la population djihadiste depuis 2013 : de plus en plus, ce sont des convertis.

Tous suspects

Selon l’islamologue Bernard Godard [9], les convertis seraient entre 80 000 et 100 000 (une fourchette cohérente avec celle de L’Ined/Insee citée plus haut), il y en aurait 4 000 nouveaux tous les ans et la plupart auraient été élevés dans des familles « de souche » et de tradition chrétienne. Évidemment, tous, loin de là, ne versent pas dans l’Islam radical et violent mais tous les spécialistes du terrorisme djihadiste le confirment — notamment David Thomson [10] — et c’est loin d’être marginal : si ceux qui nous ont frappé jusqu’ici restent issu de l’immigration plus ou moins récente, l’État Islamique recrute désormais massivement chez les convertis.

Ils s’appellent Maxime, Mickaël, Hélène, Nicolas ou Jean-Daniel (ces deux-là sont frères). Ce sont des gamins sans histoire, issus des classes moyennes, français « de souche », souvent élevés dans des familles chrétiennes et ce sont aujourd’hui parmi les pires fanatiques l’État Islamique et même parfois des cadres de l’organisation. Fin 2013, le Ministère de l’Intérieur estimait [11] que plus d’un djihadiste sur cinq partis en Syrie ou en Irak avait été élevé dans une famille non-musulmane. Selon la même source, pas moins de 48% des 4 576 signalements (dont 2 700 jugés pertinents) effectués via la plateforme Stop jihadisme depuis son ouverture en avril 2014 concernaient des convertis [12].

Ce que ça signifie, concrètement, c’est que notre ennemi ne se cache ni dans la communauté musulmane au sens large ni parmi les pratiquants ni même dans les mosquées salafistes. Notre ennemi est potentiellement partout. Homme ou femme (39% des signalements), immigré ou « de souche », religieux ou pas : nous cherchons 5 000 tueurs potentiels dans une population de plus de 36 millions de suspects (tous les français âgés de 20 à 64 ans) ; soit une fréquence de base de l’ordre de 0.014%. Autant dire que toute tentative de traitement statistique via un système de surveillance de masse — que ce soit en ligne ou dans nos rues — est vouée à l’échec.

Alors si vous voulez considérer que nous sommes en guerre, soit. Mais de grâce, reconnaissez au moins qu’il ne s’agit pas d’une guerre conventionnelle. Notre adversaire est une organisation terroriste qui — c’est le concept — cherche à nous terroriser pour nous inciter à faire ce qu’elle attend de nous. Comme je suppose que nous sommes tous d’accord pour dire que nous voulons gagner cette guerre, je ne saurais que trop vous encourager à vous poser les deux questions les plus fondamentales : que veut l’ennemi et comment faire en sorte qu’il ne l’obtienne pas ? À l’issue de vos réflexions — que j’espère aussi froides et rationnelles que possible — vous conclurez avec moi que renoncer à nos libertés au profit d’une sécurité illusoire et taper indistinctement sur tous les musulmans (ou présumés tels) sont les pires options qui s’offrent à nous ; les germes d’une défaite assurée.

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[1] Loi 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés qui, elle-même, fait suite à une loi de 1872 et dispose dans son article 8 qu’il est interdit « de collecter ou de traiter des données à caractère personnel qui font apparaître, directement ou indirectement, les origines raciales ou ethniques, les opinions politiques, philosophiques ou religieuses ou l’appartenance syndicale des personnes, ou qui sont relatives à la santé ou à la vie sexuelle de celles-ci. »
[2] Voir Perceptions are not reality: Things the world gets wrong (29 octobre 2014)
[3] Voir, notamment, Jean-Paul Gourévitch, La vérité sur le nombre de musulmans en France (janvier 2015)
[4] Voir Patrick Simon et Vincent Tiberj pour l’Ined, Sécularisation ou regain religieux : la religiosité des immigrés et de leurs descendants (juillet 2013).
[5] Voir Ined/Insee, Trajectoires et Origines — Enquête sur la diversité des populations en France, chapitre 16 (octobre 2010).
[6] Ifop pour la Croix, Enquête sur l’implantation et l’évolution de l’Islam de France (juillet 2011)
[7] 29% n’y voient aucun inconvénient et 27% l’accepteraient mais à regret. Seules 27% des musulmanes pratiquantes ne l’accepteraient en aucun cas (contre 1% des croyantes non-pratiquantes).
[8] Voir La Dépèche, Dans les banlieues sensibles, le jihad séduit une « ultra-minorité » (mars 2012).
[9] Cité dans Le Parisien, Paroles de nouveaux convertis à l'islam (octobre 2012).
[10] Voir, notamment, sur Slate, « Même lorsqu'ils tuent, les djihadistes sont convaincus de faire le bien » (mars 2016).
[11] Voir l’Express, Pourquoi y a-t-il tant de convertis parmi les djihadistes français de l’Etat islamique ? (novembre 2014)
[12] Voir La Dépèche, Numéro vert « anti-jihad » : le nombre de signalements en forte hausse depuis un an (avril 2016).

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