Aversion au risque

Je vous propose un jeu. Vous avez le choix entre deux possibilités : soit je vous donne 100 euros et nous en restons là, soit nous jouons à pile ou face ; pile, vous gagnez 300 euros ; face, c’est vous qui me devez 100 euros. Que choisissez-vous ?

La plupart d’entre nous préfèreront prendre les 100 euros. Interrogez les membres de votre famille, vos voisins, vos amis et vos collègues du bureau et vous constaterez comme moi que l’écrasante majorité de celles et ceux que vous aurez soumis à ce test préfèrent, comme vous, prendre mes 100 euros et en rester là.

Réfléchissons comme des scientifiques voulez-vous ? Dans ma seconde proposition, vous avez une chance sur deux de gagner 300 euros et une chance sur deux d’en perdre 100 : ce qui nous, sauf erreur de ma part, fait une espérance de gain de 100 euros [1]. En d’autres termes, si vous pensez comme des scientifiques, vous n’avez aucune raison de préférer si systématiquement ma première proposition. L’une et l’autre sont équivalentes.

Et pourtant, à l’épreuve des faits, vous avez bien pris mes 100 euros.

La différence entre un scientifique qui résout un problème de probabilités sur un tableau noir et vous c’est que vous avez perçu un risque. Bien sûr, vous préférez gagner 300 euros plutôt que 100 mais lorsque je vous ai proposé ce jeu, vous avez immédiatement imaginé comment vous sentiriez si, par malchance, la pièce retombait sur la mauvaise face. Vous aviez l’opportunité d’empocher 100 euros sans aucun risque et voilà que vous en avez perdu 100. Votre esprit s’est tellement focalisé sur cette éventualité que vous avez pratiquement oublié que vous pouviez aussi gagner 300 euros. Rassurez-vous, c’est tout à fait normal. Dans notre inconscient, le risque n’a qu’une seule face : la mauvaise.

« Soit prudent, » dit cette petite voix. L’appel à la prudence, c’est le sage conseil que nos parents, nos professeurs, nos amis et pratiquement tous ceux et celles qui nous aiment nous répètent depuis notre plus tendre enfance. Cette même recommandation, vous l’avez faite à vos enfants et soyez certains qu’ils la transmettront à leur tour. C’est une composante incontournable de notre nature d’êtres humains : nous sommes averses au risque.

Si mon objectif est de vous amener à jouer à pile ou face, je dois augmenter votre espérance de gains. Je peux y parvenir en augmentant votre récompense si la pièce tombe coté pile, en réduisant votre risque de pertes dans le cas contraire ou en vous proposant une combinaison des deux. C'est-à-dire que, pour que vous acceptiez de prendre le risque, je vais devoir rémunérer votre prise de risque.

Par exemple, si je vous promets non plus 300 euros mais 400 euros quand la pièce tombe coté pile, votre espérance de gain est désormais de 150 euros. Certains d’entre nous trouverons que le jeu en vaut désormais la chandelle ; d’autres pas – nous sommes tous différents et, en tant que tels, nous n’évaluons pas le risque de la même manière. Si je réduis maintenant le risque de pertes si la pièce tombe coté face – mettons 50 euros au lieu de 100 – l’espérance de gain du jeu passe à 175 euros et de nouveaux joueurs accepterons de m’accompagner dans la partie. Ce petit processus itératif n’est rien d’autre que la recherche d’un prix de marché. Plus j’augmente votre espérance de gain, votre « prime », plus vous acceptez de jouer et plus – bien sûr – ce petit jeu me coûte cher. Le risque a un prix.

C’est pour cette même raison que les assurances existent : Lorsque vous signez votre contrat, vous cherchez à échanger un risque contre la certitude de payer une prime à votre assureur. Si ce dernier accepte de couvrir votre risque, ce n’est évidemment pas par altruisme : c’est parce que la prime qu’il vous réclame et que vous avez accepté de payer [2] lui permet de faire face à la réalisation des risques dans le futurs mais aussi de gagner sa vie. Au café de la gare, on accuse les assureurs d’être des voleurs jusqu’au jour où on devient soi-même assureur.

Et maintenant, imaginez que vous soyez de ceux qui ont prêté leurs économies à l’État grec pour lui permettre de financer ses politiques clientélistes. Un beau matin, vous apprenez que les comptes était truqués, que les caisses sont vides, que la fraude fiscale et la chasse aux subsides publics ont remplacé le lancer de javelot et la lutte aux jeux olympique ; bref, qu’il est très probable que votre retraire soit à deux doigts de voler en fumée. Que ressentez-vous ?

Vous avez peur. Vous voulez vendre ces obligations pourries et mettre vos économies à l’abri. Mais voilà : tous le monde est au courant des difficultés d’Athènes. Alors, pour trouver quelqu’un qui accepte de vous racheter vos obligations, vous baissez votre prix et donc les proposez à au taux plus élevé. Vous voilà un de ses spéculateurs anonymes qui, à ce qu’on dit, attaquent les peuples européens.

Vous pensez que c’est immoral ? Dites-moi : n’est-ce pas vous qui avez préférer prendre mes 100 euros ?

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[1] (0,5 x 300) + (0,5 x -100) pour ceux qui étaient au fond de la classe à coté de la fenêtre.
[2] Sauf, bien sûr, quand c’est l’État qui vous assure de force en vous imposant ses prix ou quand il vous oblige à vous assurer auprès d’un tiers.

6 commentaires:

  1. 1) Ici :
    http://www.jasoncollins.org/2011/01/does-mathematical-training-increase-our-risk-tolerance/
    à partir de
    http://www.sciencemag.org/content/320/5880/1217
    des spéculations amusantes fondées sur le fait que, spontanément, les êtres humains sembleraient favoriser un projection logarithmique des nombres sur une droite numérique (les différences entre grands nombres sont comprimées, entre les petits sont dilatées). Ceci encourage l'aversion au risque, mais une instruction mathématique pourrait modifier cette conceptualisation des nombres.

    2) Mais, selon la sagesse des nations, l'aversion au risque est censée augmenter avec l'augmentation de l'espérance de vie. Pour le pire, mais aussi pour le meilleur.

    La faible aversion au risque peut en effet avoir des effets pas très heureux. En polémologie pilotée par la démographie, Gaston Bouthoul considérait autrefois qu'une forte proportion de jeunes hommes constituait un facteur favorisant les aventures militaires.

    Pour faire court : les jeunes motards sont imprudents, et pas très populaires chez les assureurs.

    3) Sur l'influence possible du sexe (euh, pardon, du genre) sur l'acceptation du risque, avec des modulations, voir en particulier la section "Risk" ici :
    http://www.voxeu.org/index.php?q=node/3973

    Différence homme / femme pour l'aversion au risque dans le jeu d'échecs :
    http://ftp.iza.org/dp4793.pdf

    4) Kahneman & Tversky ont montré que le degré d'aversion au risque peut dépendre de la manière dont la situation est perçue, ou présentée par un tiers. D'autant que l'estimation subjective des probabilités (en dehors du cas spécial du pile ou face) peut être assez éloignée de ce que l'observation des faits enseigne.

    http://www.sjsu.edu/faculty/watkins/prospect.htm

    5) Espérance mathématique et culture du désespoir
    Quand j'étais étudiant, un jour un de mes professeurs nous dit : "Regardez-vous bien sur ce banc, à la fin de l'année, il n'y en aura qu'un qui réussira" (on était 5 par banc). Ça peut vous plomber la vie, cette façon d'aborder les choses. Mais il suffit de réfléchir : je connais mes camarades, et il y a des glandeurs, des abrutis, des gens sérieux mais pas très forts, donc pourquoi je serais dans les 4 qui vont échouer ?

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  2. "Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras". Voila ma réflexion immédiate à la lecture de l'énoncé du jeu. Est-ce la traduction de la prudence ?

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  3. Cette terrifiante obsession de l'argent et du gain. Quand on pense à ce dont est fait le monde, à quel point il est vaste et à quel point la pensée est peut-être plus vaste encore, on se demande comment il est possible d'arriver, quoiqu'il arrive, à ne parler que de gain, d'argent, de rentabilité, de remboursement, de taux divers et variés. Inquiétant... Teneur en pourcentage des 100 prochains articles ? Le gain, la maille, le fric, le pognon, le flouze, les biftons, et les mille manières d'accumuler en encore et toujours...

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    Les rigueurs machinales
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    Les vigueurs matinales
    Des policiers.

    Les valeurs nominales
    Des financiers,
    La dette terminale
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    Les faillites finales
    Des financiers,
    La dette originale
    Des créanciers.

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    Des balanciers,
    La culbute finale
    Des dépensiers.

    Les terreurs doctrinales
    Des justiciers,
    Les fleurs médicinales
    Des pâtissiers.
    «

    (Peguy)

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    1. Ce blog est axé surtout sur des questions économiques. Lui reprocher d'en parler est aussi inattendu que de reprocher à un sinologue de parler de la Chine.

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  4. "Nous sommes adverses au risque" (vient de adversaire - synonyme : hostile) ou "nous avons de l'aversion pour le risque" mais pas "nous sommes averses au risque"

    My two cents...

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